Anthropozoologica

Les suidés en contexte rituel à l’époque contemporaine

Porc ou cochon, les suidés occupent une place singulière dans de nombreux contextes, tant dans les sociétés modernes que non-modernes, en Europe, dans les Amériques, en Afrique, en Asie et en Océanie. De la souillure traduite par l’évitement à l’attachement se manifestant dans la domestication, les relations que les humains entretiennent avec les suidés se déclinent de multiples manières : prédation, intermédiations rituelles, pratiques alimentaires, gestion comptable, évaluation statistique, manipulations scientifiques... Animaux aux valeurs polarisées, ils possèdent presque partout un potentiel d’évocation hors du commun.
Dans plusieurs régions de Nouvelle-Guinée où les cochons occupent une place majeure, l’attachement des humains à l’égard de leurs propres porcs est tel que leur consommation est pensée comme un acte de cannibalisme. En Occident, le cochon alimente un imaginaire particulièrement pérenne et bien partagé. Véhiculé par des formes narratives multiples, il condense des contenus symboliques qui continuent de se transmettre avec efficacité. Il y est également l’un des rares animaux protégés par un saint, Antoine. Figure sympathique et vulnérable, il prête sa forme et ses attributs à des mascottes électroniques ou à des jeux vidéo de stratégie (kochonland) valorisant l’attitude protectrice et responsable des joueurs. De la Mésopotamie d’antan à l’Asie du sud-est actuelle, les suidés sont convoqués dans les pratiques divinatoires, comme l’haruspicine. On les crédite alors d’une lucidité et d’une sensibilité hors norme, ou on les appréhende comme des intermédiaires privilégiés entre des registres différents de l’être (celui des divinités ou des esprits et celui des hommes). Dans les pratiques sacrificielles comme dans les actes de xénogreffe les plus actuels, les cochons sont sollicités comme des substituts d’humains, en raison de leurs communes valeurs symboliques ou de leur proximité anatomique et génétique.
À l’inverse, les suidés alimentent tout autant d’images négatives (cf. le hashtag Balance ton porc). D’innombrables tabous en marquent la consommation. Jugés impur, le sang et la chair du cochon sont rigoureusement évités dans la plupart des courants islamiques et dans le judaïsme. En d’autres lieux, ces substances sont envisagées comme des agents susceptibles d’ensauvager quiconque en abuserait. Quant au sanglier, la robustesse et la ténacité dont il est l’emblème sont souvent précédées par son potentiel nuisible et par la prolifération déraisonnée dont on le taxe. D’innombrables fois condamné à l’échafaud par les catholiques, durant l’époque médiévale, la marque du cochon semble indélébile dans les insultes qui s’y réfèrent. Il évoque la voracité sur un plan alimentaire et traduit une moralité débridée sur un plan sexuel.
Objet-sujet contrasté, les gestes et les discours qui le concernent attestent de toute l’ambivalence de ces « bêtes singulières », pour reprendre l’expression de C. Fabre-Vassas. Qu’on leur fasse jouer des rôles de grande ampleur ou qu’on leur attribue certaines des tares de ce monde, qu’on les « divinise » ou qu’on les diabolise, les suidés occupent des places importantes dans des collectifs répartis sur tous les continents. Aussi, aucune synthèse ne permettra d’en pointer toutes les facettes.
Plus modestement, ce numéro entend documenter les relations qui s’établissent entre les humains et les cochons, dans des contextes rituels et pluriels. Il vise à pointer la diversité et l’importance des trajectoires anthropologiques que ces ongulés permettent de retracer. Il aspire à mettre en lumière la centralité des places qu’on accorde à ces animaux, indépendamment de l’hétérogénéité des manifestations de cette centralité, et indépendamment des contradictions qui les tiraillent.