On connaissait depuis longtemps de nombreux ensembles de sites mésolithiques dans diverses régions de l'Inde continentale ; mais la découverte du site de Mehrgarh, fouillé par une mission archéologique française de 1977 à 2000, a permis de mettre en évidence, à la bordure occidentale de la vallée de l'Indus, dans le Balochistan pakistanais, un processus de néolithisation dont le début se situe au VIIIe millénaire avant notre ère. Les études d'archéozoologie et de paléoethnobotanique permettent de suivre l'apparition d'une véritable économie agricole dans une importante agglomération formée de bâtiments en briques crues, dont les plans sont relativement standardisés. Le mobilier des différents niveaux de cimetières, au cours du VIIe millénaire avant notre ère, révèle l'existence d'artisanats de très grande qualité sur le plan technique. Les études palynologiques et anthracologiques contribuent à la restitution d'une couverture végétale qui sert de base à l'hypothèse de conditions climatiques, sans doute différentes de celles qui prévalent aujourd'hui dans ces régions. .
Dans le cadre de cet article, nous ne saurions aborder la question des débuts des pratiques agricoles à l'échelle de toute l'Asie orientale ; nous nous limiterons donc au sous-continent Indo-Pakistanais, et tout particulièrement à la fouille de Mehrgarh. Dans l'état actuel des recherches, Mehrgarh est le seul site connu fournissant un ensemble d'informations sur un véritable processus de néolithisation dans cette partie de l'Asie. Comme nous le verrons plus loin, le Nord-Ouest du sous-continent Indo-Pakistanais s'inscrit dans un milieu géographique qui, depuis les flancs du Zagros, à l'ouest, jusqu'à la bordure occidentale de la vallée de l'Indus, présente de nombreuses similarités.
Plus à l'est de l'aire géographique dont la vallée de l'Indus forme la limite orientale (
Avant la découverte de Mehrgarh, l'apparition de ce que l'on pensait être les premiers établissements agricoles des régions frontières indo-iraniennes et des piémonts bordant la vallée de l'Indus était associée à l'arrivée, dans ces régions, de groupes apparentés aux cultures chalcolithiques du plateau iranien ou de l'Asie centrale méridionale, autour de 4000 av. J.-C. Ces nombreuses cultures du Balochistan et de la vallée de l'Indus, caractérisées par une grande diversité d'industries céramiques, souvent de très grande qualité et richement décorées, ont donc précédé l'apparition, au milieu du IIIe millénaire, de la civilisation de l'Indus ou civilisation harappéenne, dont les grandes métropoles comme Mohenjo-daro et Harappa restent, à l'échelle de l'Orient ancien, des exemples exceptionnels d'urbanisme.
La multiplicité des sites chalcolithiques dans un Balochistan, dont les premiers voyageurs ont souligné le caractère aride et peu hospitalier, ou bien dans la vallée de l'Indus, marquée par une végétation xérophytique assez peu dense, a conduit beaucoup de spécialistes, dans la première moitié du XXe siècle, à imaginer l'existence, dans ces régions, de conditions climatiques plus favorables dans le passé. Des villes dont la construction impliquait la cuisson de centaines de millions de briques laissaient supposer, pour alimenter en combustibles d'innombrables fours à briques, l'existence de forêts beaucoup plus denses que celles que l'on trouve aujourd'hui. Mais, par la suite, divers arguments ont été réunis par la plupart des chercheurs pour éliminer la thèse de changements climatiques et pour n'attribuer la dégradation de la couverture végétale qu'aux seules activités humaines.
Depuis quelques années, la fouille de Mehrgarh, dans la région de Kachi-Bolan au Balochistan pakistanais, a apporté un ensemble important de données, tout d'abord sur l'existence d'une phase néolithique acéramique dont les débuts, sur ce site même, peuvent être situés dans la première moitié du VIIIe millénaire avant notre ère, et ensuite sur ce qu'a été l'évolution de la couverture végétale, depuis cette période néolithique ancienne, jusqu'à l'apparition de la civilisation urbaine de l'Indus vers 2500 avant notre ère
La présence d'un site néolithique ancien au pied du col de la Bolan s'explique assez bien dans le contexte d'une région qui forme une zone de transition entre le système des reliefs et plateaux Irano-Baluches et la plaine de l'Indus. Le bassin de la Bolan et la plaine de Kachi se trouvent, en effet, à la limite de la zone de distribution des ancêtres de la plupart des éléments qui, par la suite, ont dominé l'assemblage des espèces domestiquées – chèvres, moutons, bovins, orge et blé – exploitées au Néolithique et au Chalcolithique ancien. Par ailleurs, Mehrgarh occupe une situation de piémont, où des zones écologiques différentes s'échelonnent en altitude depuis environ 100 m jusqu'à 1800 m au-dessus du niveau de la mer, sur une distance de 100 km, offrant des ressources variées exploitables et « manipulables » dans le cadre d'une mobilité réduite. Les défilés et les gorges qui convergent tous sur la Bolan et ses points d'eau sont un terrain idéal pour des chasseurs. Ceux-ci ont pu profiter aussi de la présence de veines de silex qui, dans le cas de la zone de Gokurt, située en amont des derniers défilés débouchant sur le bassin de la Bolan et la plaine de Kachi, se trouvent à proximité d'affleurements de bitume. Autour de ces sources de bitume, on note la présence de nombreux silex, dont le débitage semble manifestement antérieur à celui de l'industrie lithique des niveaux les plus anciens du Néolithique acéramique de Mehrgarh.
Deux chercheurs italiens, L. Costantini, responsable du programme d'ethno-paléobotanique de Mehrgarh, et A. Lentini, ont conduit sur plusieurs années une étude palynologique dont nous ne pouvons que résumer très brièvement les résultats, toujours en cours de publication
Signalons enfin que les diagrammes des pollens de Nausharo, en cours de publication, permettent à L. Costantini de noter un changement marqué de la couverture végétale du bassin de la Bolan au cours de la période I de ce site, c'est-à-dire au cours de la première moitié du IIIe millénaire avant notre ère, époque où la couverture végétale actuelle de type semi-aride se met en place. Le même L. Costantini constate un phénomène similaire à Shahr-i Sokhta, où il conduit l'analyse des très nombreux vestiges de bois dont les identifications d'espèces permettent de constater un changement de la couverture végétale avec la période IV de ce site (commun. pers.). Comme à Nausharo, on passe donc d'une végétation de type méditerranéen à une végétation semi-aride qui, depuis, prévaut dans ces régions.
Ce parallèle entre ce qui se passe à Shahr-i Sokhta à la période IV, à Nausharo à la période IC et donc sur le site voisin de Mehrgarh, à la période VIIC, est d'autant plus important que nous disposons aujourd'hui d'une chronologie beaucoup plus précise qu'auparavant. Rappelons que Shahr-i Sokhta
Les premiers archéologues, comme Sir Aurel Stein, qui ont exploré le Balochistan n'ont donc pas eu tort de supposer l'existence, dans cette région, d'un environnement plus favorable que celui qui y règne de nos jours
En ce qui concerne la culture des céréales, L. Costantini a identifié plus de 90% des empreintes et des graines des tout premiers niveaux de la période I, avec de l'orge nue à six rangs (
Une très faible quantité d'empreintes et de graines brûlées de blé a été également identifiée par Costantini. Il s'agit d'engrain domestique (
Pour les questions relevant des activités liées à la chasse et au pastoralisme, il convient de se reporter aux publications de R.H. Meadow, responsable du programme d'archéozoologie
Dès les niveaux les plus anciens, le statut d'animal domestique pour certaines des chèvres est bien établi, comme l'indiquent les inhumations de chevreaux complets dans cinq tombes des niveaux 2 et 3 (
Le site de Mehrgarh permet de suivre l'histoire de l'exploitation des bovins et tout particulièrement du
La fouille des niveaux de l'occupation néolithique acéramique (période I) de Mehrgarh a été conduite sur près de 200 m2 pour les niveaux les plus profonds (chantier MR.3 sud) (
Pour la période I, on a pu distinguer neuf niveaux principaux, qui correspondent, dans la zone fouillée, à une succession de phases d'habitation, d'abandon et de nécropoles, puis de réoccupation. Dès le niveau le plus profond (niveau 1), les architectures sont quadrangulaires et en majorité divisées en quatre pièces symétriques. Dans les niveaux supérieurs, apparaissent quelques bâtiments divisés en six pièces symétriques. Les murs sont construits à l'aide de longues briques crues de 62 × 12 × 8 cm, dont la surface porte des impressions de pouces destinées à favoriser l'adhésion du mortier entre les différents lits. Aucun de ces bâtiments ne possède un caractère, dans sa forme et dans ses aménagements intérieurs, qui pourrait indiquer une fonction cultuelle ou rituelle particulière.
Le seul caractère distinctif noté sur certaines maisons est la présence d'enduits peints. Dès le niveau 1, un pan de mur tombé porte les traces d'un enduit à l'ocre rouge. Dans le niveau 8, des plaques d'enduits colorés tombées des murs extérieurs de deux maisons permettent de reconstituer de véritables décors dont une sorte de labyrinthe quadrillé en rouge et rempli de groupes de points rouges et noirs (
Les industries lithiques fournissent la majorité du matériel archéologique
L'outillage osseux comprend principalement de très nombreux poinçons, des pointes (certaines, très longues et avec une rainure à une extrémité, semblent être des navettes), des aiguilles et des spatules. Plusieurs bois de cerfs avec une extrémité biseautée portent des microtraces indiquant leur utilisation comme pics pour travailler la terre.
Le sous-continent indien a toujours été célèbre pour la qualité de ses artisanats. Les nombreuses parures provenant en très grande majorité des tombes montrent que la qualité des artisanats de la parure de ces régions est déjà manifeste dès le tout début du Néolithique
Dès le cimetière 2, notamment dans la tombe d'un tout jeune enfant, apparaissent des parures qui montrent l'utilisation de matières premières locales ou régionales, calcaire, calcite et stéatite, mais aussi provenant de régions qui se situent dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres autour de Mehrgarh (
Sur plusieurs parures du cimetière du niveau 9, le plus récent, apparaissent des perles de stéatite dont la couleur blanche résulte d'une technique de chauffe sur de la stéatite noire. Il y a quelques années, l'étude des perles du cimetière chalcolithique de Mehrgarh à la fin du Ve millénaire (période III) avait permis de mettre en lumière l'existence de tout un artisanat de fabrication de perles en stéatite chauffée, recouvertes d'une glaçure verte
Deux tombes du cimetière 9 ont livré, l'une, huit petites perles tubulaires et l'autre, une grosse perle cylindrique en cuivre. C'est d'ailleurs l'étude des empreintes de fibres dans le métal d'une de ces perles qui a permis d'identifier le fil du collier à du coton
Les figurines humaines et animales sont des objets qui revêtent une grande importance dans l'étude du processus de néolithisation des régions du Proche-Orient. Les travaux de J. Cauvin qui attribuait un rôle très important à la combinaison des représentations féminines et celles de taureaux ont fait l'objet de stimulantes discussions. Qu'en est-il à Mehrgarh, un site où l'on peut suivre la domestication du zébu qui, nous l'avons indiqué, occupe une place prépondérante dans les activités d'élevage avant même la fin de la période I ? Malgré son importance économique évidente, on ne trouve, à la période I, aucune preuve matérielle d'une place particulière accordée sur le plan rituel ou symbolique à cet animal. Les figurines animales se limitent à de rares fragments en terre crue de quadrupèdes et à quelques cornes cassées. Il faut attendre le Chalcolithique de Mehrgarh pour trouver, en nombre significatif, des figurines de taureaux portant souvent des décors peints, ou bien pour noter la présence de représentations de bovins sur les poteries.
En revanche, les figurines humaines sont beaucoup plus nombreuses, puisqu'on en compte autour de 80 plus ou moins complètes dans les différents niveaux de la période 1
Les plus anciennes figurines en terre crue sont très schématiques ; elles sont droites, parfois ocrées et, dans quelques cas, elles ont été durcies au feu. Par la suite, certaines sont dotées de seins, alors qu'apparaissent des types assis. Parfois, des éléments appliqués indiquent des chevelures, des ornements et des ceintures et, dans quelques cas, un motif en forme de serpent (
Dans les niveaux supérieurs de la période I, on note aussi la présence de tout un groupe de représentations assises très schématiques, souvent de grande taille et parfois ocrées, dont le corps est percé de trous. Alors que les figurines sont absentes de toutes les autres tombes, une sépulture du niveau 9 contenait une femme tenant dans ses mains, près de son visage, une de ces grosses figurines assises ocrées dont le corps portait lui aussi des traces de perforation (
Plusieurs petits galets à la surface bien polie ayant à la fois la forme et la taille des figurines, soit assises, soit droites, ont été interprétés comme des représentations humaines. Cette hypothèse a été confirmée par la découverte d'un petit galet en forme de figurine assise, dont la surface est décorée d'un motif en volutes peint à l'ocre rouge, évoquant sans doute un serpent.
L'ensemble des fouilles conduites dans la zone MR.3 a permis de dénombrer 315 sépultures dans les neuf niveaux de cimetières de la période I. Mais, pour des raisons diverses, notamment de conservation, l'étude typologique porte sur 244 sépultures. Cette étude générale de pratiques funéraires, combinant les données des fouilles de 1978 à 1985 et celles de 1997 à 2000, n'est pas encore tout à fait achevée. Dans presque tous les cas observables, les morts ont été placés, non pas en pleine terre, mais dans de petites chambres funéraires creusées en sabot sur un des côtés de la fosse. Le sol de ces chambres et parfois leurs parois étaient enduits d'ocre rouge. Un grand nombre des chambres funéraires ont été fermées par un mur de briques, le plus souvent à assises alternées, mais aussi parfois par des blocs d'argile. La très grande majorité des tombes est orientée selon un axe est-ouest (plus de 75%), avec la tête du mort à l'est regardant dans certains cas vers le nord, mais beaucoup plus souvent vers le sud. Les autres sont orientées principalement nord-sud, avec la tête du défunt, tantôt au nord, tantôt au sud.
L'orientation des tombes et celle des morts n'influent pas sur la nature des dépôts. Il n'est donc pas aisé de connaître la codification et la signification de ces dépôts ou de leur absence dans 30% des cas, sans exclure pour ces tombes sans mobilier funéraire l'éventuelle disparition d'objets en matériaux périssables. L'abondance du mobilier funéraire pourrait être considérée comme un moyen de transférer dans le monde des morts, conçu comme un reflet de celui des vivants, le matériel, les parures et les animaux nécessaires à son fonctionnement. Ainsi note-t-on que plusieurs tombes contiennent des nucléus, des lames, parfois des éclats de débitage qui pourraient permettre de les identifier à des sépultures de tailleurs de silex. Mais ce type de matériel est aussi bien présent dans la tombe d'un tout jeune enfant, avec aussi un riche ensemble de parures en coquillages marins et en stéatite, que chez des adultes, mâles ou femelles, en association avec des objets d'autre nature, selon des combinaisons chaque fois différentes les unes des autres
Toutefois, quelques éléments suggèrent que la répartition d'une partie du mobilier funéraire n'est pas étrangère aux différences de sexe, malgré un certain nombre d'exceptions. Il apparaît ainsi que les bracelets et les bandeaux de tête en coquillage (
Nous n'aborderons pas ici les premiers résultats du programme anthropologique coordonné par Luca Bondioli, avec l'aide d'Alfredo Coppa, d'Andrea Cucina ainsi que de Roberto Macchiarelli. L'étude des données taphonomiques et anthropologiques des cimetières néolithiques devrait apporter un riche éclairage sur les aspects culturels et biologiques d'une population néolithique la plus ancienne connue dans cette partie de l'Asie
Signalons enfin que les différentes associations de mobilier et de dépôts funéraires correspondent à une idéologie propre à la période néolithique acéramique. À partir de la période IIA de Mehrgarh, vers 6000 avant notre ère, alors qu'apparaissent les premières poteries, les tombes ne contiennent plus de mobilier funéraire, exception faite parfois d'une ou deux perles.
La brève présentation des principales données fournies par la fouille de la période I de Mehrgarh suffit à montrer que le processus de néolithisation dans la région de Kachi-Bolan au Balochistan pakistanais possède des caractères fortement originaux. Sur le plan de l'économie de subsistance, la place tenue par le zébu (
Une telle constatation n'implique pas que la région de Mehrgarh représente un rameau extrême ou les
Carte des sites archéologiques du Nord-Ouest du sous-continent Indo-Pakistanais (d'après le
Fig. 1. Map of the archaeological sites of the North-West of the Indo-Pakistani subcontinent (after
Tombe d'une jeune femme inhumée avec cinq chevreaux(© C. Jarrige).
Fig. 2. Grave of a young woman buried with five young goats (© C. Jarrige).
Mehrgarh néolithique, période I : chantier MR 3 sud (© C. Jarrige).
Fig. 3. Neolithic Mehrgarh, period I: section MR 3 south (© C. Jarrige).
Mehrgarh néolithique, période I : chantier MR 3 nord (© C. Jarrige).
Fig. 4. Neolithic Mehrgarh, period I: section MR 3 north (© C. Jarrige).
Mehrgarh néolithique, période IIA : bâtiments à compartiments (© C. Jarrige).
Fig. 5. Neolithic Mehrgarh, period IIA: compartmented buildings (© C. Jarrige).
Enduits peints, période I,8 (© C. Jarrige).
Fig. 6. Painted wall plasters, period I,8 (© C. Jarrige).
Parures funéraires de la tombe d'un jeune enfant: coquillage, stéatite, turquoise. Période I, C2 (© C. Jarrige).
Fig. 7. Funerary ornaments in the grave of a young child: shell, steatite, turquoise. Period I, C2 (© C. Jarrige).
Figurines humaines en argile avec applications d'ornements, période I (© C. Jarrige).
Fig. 8. Clay human figurines with applied ornaments, period I (© C. Jarrige).
Femme adulte inhumée avec une figurine entre les mains, période I, C9 (© C. Jarrige).
Fig. 9. Adult female buried with a figurine in her hands, period I, C9 (© C. Jarrige).
Femme adulte inhumée avec un collier et un bandeau de tête en dentales, période I, C4 (© C. Jarrige).
Fig. 10. Adult female buried with a necklace and a head-band in dentalium, period I, C4 (© C. Jarrige).