Avant-propos
Les bassins paraliques, sites privilégiés pour les fossilisations exceptionnelles (Lagerstätten) et les reconstitutions paléogéographiques
Le terme « paralique » vient du grec para, qui signifie « à côté de », et halos, qui désigne le sel et par extension la mer. Ce terme a été créé en 1854 par Naumann [12] pour qualifier des gisements de charbon dans lesquels se manifeste une influence marine, puis a été repris en 1975 par Perthuisot [18] pour certains bassins évaporitiques dont les sels sont essentiellement marins. Enfin, Guelorget [9] en a largement défini les caractéristiques physiques, la zonation biologique et les limites écologiques, dans un travail de synthèse. Les environnements paraliques sont donc situés à l’interface entre continent et océan, en zone margino-littorale ou infralittorale très peu profonde [16]. Dans les écosystèmes actuels, la notion de milieu paralique est généralement associée au domaine aquatique dit « saumâtre », à la croisée des eaux marines, des eaux douces et des eaux hypersalées. Le domaine paralique sensu Guélorget [9] apparaît ainsi comme un milieu aquatique ouvert aux entrées marines, mais pouvant à l’extrême évoluer, soit vers un pôle dulçaquicole, soit vers un pôle évaporitique. Dans le registre fossile, il est souvent difficile d’identifier clairement les limites paléogéographiques des milieux paraliques, compte tenu des biais sédimentologiques et taphonomiques, qui mêlent, transportent ou détruisent les sédiments et les organismes des contextes saumâtres sensu lato. La notion de « bassin paralique » est alors plus appropriée, car elle désigne un secteur paléogéographique incluant les milieux paraliques d’origine et les milieux limitrophes, avec des assemblages paléobiologiques hétérogènes. La faune et la flore aquatiques saumâtres autochtones y sont en effet plus ou moins associées à des organismes marins francs, des organismes aquatiques dulçaquicoles ou hypersalins, mais aussi à divers organismes terrestres (plantes, arthropodes et vertébrés, notamment). Les bassins paraliques anciens apparaissent ainsi comme des lieux privilégiés pour la concentration des organismes, cumulant les invertébrés ou vertébrés aquatiques et les algues autochtones avec les formes franchement plus marines (par exemple, échinodermes) ou plus continentales (angiospermes, conifères, insectes, mammifères, reptiles). Les bassins paraliques fournissent à ce titre une large part des gisements fossilifères reconnus comme des Lagerstätten, c’est-à-dire des gisements paléontologiques dont le contenu fossilifère est exceptionnel, soit par l’abondance des spécimens, soit par la finesse de leur préservation.
En ce qui concerne les gisements paraliques les plus exceptionnels sur le plan de la concentration des fossiles, les cas les plus spectaculaires sont les bone beds margino-littoraux, véritables accumulations d’ossements et de dents de vertébrés. De nombreux gisements de ce type sont connus dans le Crétacé de l’Ouest de l’Europe [5] and [15], et l’un des plus célèbres est le « cran aux Iguanodon » du Wealdien de Bernissart (bassin de Mons, Belgique) dont Yans et al. [25] définissent les implications paléontologiques et géodynamiques de la datation palynologique. Pour comprendre comment se sont mis en place et comment se sont conservés de tels bone beds, l’étude de taphocénoses médiolittorales actuelles à mammifères terrestres, telle celle décrite par Laudet et Antoine [10], est primordiale.
Des accumulations de restes de vertébrés, moins spectaculaires que les bone beds, sont également réalisées en domaine paralique par accumulations de dents dans des sables ou des microconglomérats estuariens ou lagunaires, les os y étant fragmentés en minuscules esquilles. Néraudeau et al. [14] et Vullo et al. [23] analysent ainsi deux gisements majeurs à microrestes de vertébrés continentaux et littoraux du Cénomanien de Charente-Maritime (Sud-Ouest de la France). Ce type de gisement paralique est bien souvent le seul qui permette de trouver en abondance des restes de vertébrés terrestres pour des périodes de haut niveau marin, telles que le Cénomanien. Néraudeau et al. [14] recensent ainsi, entre autres, la première dent de mammifère trouvée à ce jour dans le Cénomanien européen, tandis que Vullo et al. [23] identifient le plus ancien dinosaure hadrosaure ouest-européen.
Un autre type de faciès paralique fossilifère constitué par d’importantes accumulations paléobiologiques correspond à ce qui est généralement désigné sous le nom de sables ou d’argiles lignitifères. Ce sont non plus les restes de vertébrés qui y sont accumulés, mais les restes de végétaux, avec pour l’essentiel des bois lignitisés, regroupés en lentilles, et ponctuellement des lamines argileuses, tapissées de feuilles ou de tiges, tel l’exemple illustré par Néraudeau et al. [14] dans le Cénomanien basal des Charentes. Dans les faciès paraliques lignitifères, la fossilisation n’est pas seulement remarquable par la concentration des restes, mais est bien souvent aussi le lieu de préservations exceptionnelles.
D’une part, les restes foliaires y sont souvent préservés sous forme de compressions de cuticules où sont visibles toutes les microstructures, telles que les stomates ; même lorsque les fossiles végétaux ne sont que des impressions dans l’argile, la finesse du grain du sédiment a enregistré les moindres détails morphologiques. L’accès à ces microstructures végétales fossiles est une source d’informations de premier ordre pour reconstituer les paléoclimats, à l’instar de Frédéric Thévenard et al. [21], qui utilisent les adaptations xéromorphiques des gymnospermes au cours du Mésozoïque pour appréhender les variations paléoclimatiques de cette période. À l’échelle microscopique, les argiles lignitifères présentent aussi souvent de riches assemblages palynologiques. Ces assemblages paraliques peuvent être alors de type mixte, c’est-à-dire comportant à la fois des palynomorphes d’origine continentale (spores, pollen), et des palynomorphes d’origine plus marine (dinoflagellés), comme l’argile lignitifère à ambre de l’Albien terminal d’Archingeay (Sud-Ouest de la France), présentée par Dejax et Masure [7]. Lorsque les faciès paraliques étudiés portent sur le Crétacé moyen, il est alors possible d’appréhender la phase de diversification des angiospermes, tant via les analyses palynologiques, comme le proposent Peyrot et al. [19], qu’à partir des macrorestes foliaires, tels ceux identifiés par Gomez et al. [8] et Néraudeau et al. [14] dans l’Albo-Cénomanien charentais.
D’autre part, les faciès lignitifères contiennent bien souvent de la résine fossilisée sous forme d’ambre, ambre dans lequel sont momifiés divers arthropodes, essentiellement des insectes, préservés en volume et avec l’intégralité de leur anatomie externe, voire interne. Le premier gisement d’ambre de France à avoir été largement étudié est celui de l’Éocène de l’Oise, dont Nel [13] présente les plus anciens représentants des insectes hyménoptères Sphecidae. Plus récemment, d’importants gisements d’ambre insectifère ont également été découverts dans l’Albien et le Cénomanien des Charentes, dont la stratigraphie est analysée par Néraudeau et al. [14]. Au niveau mondial, divers pays présentent de riches gisements d’ambre, mais les plus extraordinaires sont probablement ceux du Liban, petit territoire sur lequel Azar [2] a découvert plus de 150 gisements jurassiques et crétacés, dont il publie ici la description de nouveaux insectes diptères Psychodoidea. Plus rarement, la résine devenue ambre, lorsqu’elle coulait le long des arbres ou s’égouttait au sol, a englobé des restes de vertébrés, essentiellement des plumes d’oiseaux ou de dinosaures, voire des fragments de mues de reptile squamates, comme ceux découverts par Perrichot et Néraudeau [17] dans l’ambre albien de Charente-Maritime (Sud-Ouest de la France). Enfin, dans des contextes paraliques de type mangrove, les conifères des berges ont parfois directement produit leur résine dans l’eau, via les racines, et l’on retrouve alors dans l’ambre des microorganismes aquatiques divers, tels que des algues cyanophycées, diatomées ou dinoflagellées. L’ambre cénomanien d’Écommoy, dans la Sarthe (Ouest de la France), a ainsi livré à Breton et Tostain [4] une riche microflore aquatique.
L’ambre n’est pas la seule source de préservation exceptionnelle pour les insectes, et il n’est pas rare que des séries paraliques évaporitiques en contiennent de magnifiques fossiles dans les lamines intercalées entre les niveaux de sels. Wappler et al. [24] ont ainsi découvert un Hymenoptera Tenthredinidae dans la série halique Éocène–Oligocène d’Alsace.
Mais les bassins paraliques ne sont pas que des lieux de préservation exceptionnelle ; ce sont aussi des préservations de lieux exceptionnels, dans la mesure où leur localisation actuelle signe la proximité d’une ligne côtière dans les temps anciens. En effet, mettre en évidence le caractère paralique d’un paléobiofaciès, c’est en déduire sa position margino-littorale dans les paléogéographies anciennes. Les bassins paraliques et leurs assemblages paléontologiques sont des signatures assez précises des lignes de côte fossiles. Ainsi Ballèvre et Lardeux [3], grâce à la découverte de bivalves saumâtres dans le Carbonifère d’Ancenis (Anjou, France), déduisent la position approximative du rivage en ce lieu à cette époque. De la même manière, Crônier et Courville [6], en découvrant des arthropodes mérostomes (limules) dans le Carbonifère supérieur du bassin de Graissessac (Massif central), marquent des connexions entre ce bassin très interne et une étendue marine plus méridionale. Pour des périodes plus récentes, Videt et Platel [22] mettent en évidence différentes espèces d’huîtres inféodées aux bassins paraliques lignitifères, qui marquent la proximité du rivage au Cénomanien supérieur, depuis le Nord de l’Aquitaine jusqu’au Sarladais (Sud-Ouest de la France). Au Paléogène comme dans l’Actuel, de nombreux gastropodes sont également typiques des milieux côtiers paraliques, tel le Nucellopsis, nouveau genre de Muricidae du Paléogène européen, décrit par Merle [11]. À une autre échelle, Saint-Martin et Saint-Martin [20] utilisent les diatomées du Miocène de Roumanie pour retracer les variations paléoenvironnementales dans l’aire paratéthysienne, notamment les phases d’incursions marines et les phases d’isolement. Enfin, Armynot du Châtelet et al. [1] montrent comment utiliser des foraminifères benthiques comme indicateurs de paléoniveaux et de paléorivages marins, à partir de l’étude du cas particulier de l’anse de l’Aiguillon (Vendée, Ouest de la France).
Didier Néraudeau
Foreword
The paralic basins, favourable areas for outstanding fossilisations (Lagerstätten) and palaeogeographical reconstructions
The term ‘paralic’ comes from the Greek para, ‘near to’, and halos, which designates the salt and consequently the sea. This term has been created in 1854 by Naumann [12] to qualify coal deposits with marine influences, and then has been used again in 1975 by Perthuisot [18] for evaporitic basins with salt of marine origin. Finally, Guelorget [9] defined the physical characteristics, the biological zonation, and the ecological limits of the paralic environments in a synthetic work. So, the paralic areas are located at the continent/ocean boundary, in the very shallow margino-littoral or infralittoral zones [16]. In the present-day ecosystems, the notion of paralic environment is generally associated to the brackish waters, at the boundary between marine, fresh- and hypersaline waters. Finally, the paralic area sensu Guélorget [9] is an aquatic environment opened to marine influences, but possibly evolving in extreme conditions towards a freshwater pole, or an evaporitic pole. In the fossil record, it is often difficult to clearly identify the palaeogeographical limits of the paralic environments, according to the sedimentological and taphonomic bias that mix, transport or destroy the sediments and the organisms of brackish origins. The notion of ‘paralic basin’ is more objective because it corresponds to a palaeogeographical area including the paralic environment and the border environments, with heterogeneous palaeobiological assemblages. The autochtonous brackish aquatic flora and fauna are in fact more or less associated to marine, freshwater and hypersaline organisms, but to varied terrestrial organisms too (especially plants, arthropods, and vertebrates). The fossil paralic basins appear to be areas particularly favourable to organisms concentration, gathering autochthonous aquatic invertebrates, vertebrates or algae with true marine species (e.g., echinoderms) or more terrestrial groups (angiosperms, conifers, insects, mammals, reptiles). The paralic basins provide so a large part of the fossiliferous deposits recognized as Lagerstätten, with a fossil content outstanding by the abundance of specimens, or by the sharpness of their preservation.
The more outstanding fossiliferous deposits, according to the concentration of fossils, are the coastal bone beds, corresponding to vertebrate teeth and bones accumulations. Several fossiliferous deposits of this kind are known in the Cretaceous from western Europe [5] and [15], and one of the most famous is the Wealdian Iguanodon assemblage from Bernissart (Mons Basin, Belgium), from which Yans et al. [25] define the palaeontological and geodynamical implications of a new palynological dating. To understand how the fossil bone beds have been realized and preserved, the study of Recent coastal taphocenosis with mammals is primordial, such as the study proposed by Laudet and Antoine [10].
Accumulations of vertebrate remains, less spectacular than the bone beds, are also realized in paralic areas by teeth accumulations in estuarine or beach sands and gravels, the bones being broken in very small fragments. Néraudeau et al. [14] and Vullo et al. [23] illustrate two vertebrate microremain assemblages from the Cenomanian of Charente-Maritime (southwestern France). This kind of paralic deposit is often the only way to find terrestrial vertebrate fossils for high sea-level periods, such as the Cenomanian. Néraudeau et al. [14] record so the first mammal tooth discovered in Cenomanian European deposits, whereas Vullo et al. [23] identify the oldest hadrosaurid dinosaur from western Europe.
Another kind of fossiliferous paralic facies made by large palaeobiological accumulations corresponds to what is generally called lignitiferous clays or sands. These accumulations do not consist in vertebrate fossils, but in plant remains, with mainly lenses of lignitic fossil woods and argillaceous laminations containing plant leaves or stems, such as the example given by Néraudeau et al. [14] for the Early Cenomanian of Charentes (southwestern France). In the lignitiferous paralic facies, the fossilization is outstanding not only by the abundance of the organisms, but by their sharp preservation too. The fossil leaves are generally fossilized by cuticle compressions, with preservation of conspicuous microstructures such as the stomata; even when the plant fossils are only impressions in the clay, the sharpness of the sediment grain size has recorded the morphological details. The access to these fossil plant microstructures is an extraordinary source of information for reconstructing the palaeoclimates, as Thévenard et al. [21] do using the xeromorphic adaptations of gymnosperms during the Mesozoic to follow the palaeoclimate variations during this period. At the microscopic scale, the lignitiferous clays also contain generally rich palynological assemblages. These paralic assemblages can contain both terrestrial palynomorphs (spores, pollen) and more marine ones (dinoflagellates), as the lignitiferous clay with amber from the Uppermost Albian of Archingeay (southwestern France) analysed by Dejax and Masure [7]. When the paralic facies under study concern the Mid Cretaceous, it is possible to follow the diversification of angiosperms, both with palynological analyses, as Peyrot et al. [19] do, and with fossil leaves such as the material discovered by Gomez et al. [8] and Néraudeau et al. [14] in the Albian–Cenomanian boundary from Charente-Maritime (southwestern France).
Moreover, lignitiferous facies often contain amber, a fossil resin in which are preserved varied arthropods, mainly insects, fossilized in volume and with all their external anatomy. The first deposit of amber from France to have been widely studied is the Eocene amber of Oise (Paris region), from which Nel [13] presents the older representatives of the hymenoptera Sphecidae. More recently, important deposits of amber with insects have been discovered in the Albian and the Cenomanian of northern Aquitaine (southwestern France) [15]. Néraudeau et al. [14] give the stratigraphical and palaeoenvironmental characteristics of one of these amber deposits, the Tonnay-Charente lignitiferous basin [14]. At the worldwide scale, several countries possess rich amber deposits, but the more extraordinary ones are probably located in Lebanon, a small country where Azar [2] has discovered more than 150 outcrops with amber of Jurassic and Cretaceous ages, from which he describes new diptera Psychodoidea. Sometimes, the resin flowing along the tree trunks or falling on the ground has included vertebrate remains, mainly feathers of birds or dinosaurs, even fragments of reptile skin such as the squamate moulting remains discovered by Perrichot and Néraudeau [17] in the Uppermost Albian amber from Archingeay (southwestern France). Finally, in special paralic areas such as mangroves, the conifers of the riverbanks have sometimes directly produced the resin in the water, by their roots, and so varied aquatic microorganisms can be found in amber, such as Cyanophyceae, diatoms or dinoflagellates. The Cenomanian amber from Écommoy, in the Sarthe (western France), has provided to Breton and Tostain [4] a rich aquatic microflora.
Amber is not the only way of outstanding preservation for insects and some beautiful specimens can be found in clay laminations of evaporitic series. Wappler et al. [24] have discovered a hymenoptera Tenthredinidae in the Eocene–Oligocene salt formation from Alsace (eastern France).
But paralic basins are not only areas of outstanding fossilization; they are fossils of specific areas too. Indeed, the paralic basins and their palaeontological assemblages are precise signs of past coastlines. Ballèvre and Lardeux [3], according to the presence of brackish bivalves in the Carboniferous deposits of Ancenis (Anjou, France), conclude about the coast line of this locality at that time. Crônier and Courville [6], with the discovery of merostoma arthropods in the Upper Carboniferous of the Graissessac Basin (Massif Central, centre of France), suppose the existence of connections between this basin and a southern marine area. For more younger geological periods, Videt and Platel [22] point out different oyster species that are restricted to lignitiferous paralic basins and so mark the coast line during the Late Cenomanian, from the North of the Aquitaine Basin to the Sarladais region (southwestern France). From the Palaeogene to the present day, several gastropod assemblage have colonized the paralic environments, such as Nucellopsis, a new genus of Muricidae from the Palaeogene of Europe, described by Merle [11]. At another scale, Saint-Martin and Saint-Martin [20] use diatoms from Romania to reconstruct the palaeoenvironmental variations in the paratethyan region during the Miocene, especially the moments of marine connections and the phases of isolation. Finally, Armynot du Châtelet et al. [1] show how to use benthic foraminifera as palaeobathymetry and palaeocoastline markers, with the example of the Aiguillon Bay (Vendée, western France).