Guillaume-François Rouelle (1703–1770), démonstrateur de chimie au Jardin des Plantes et chimiste renommé, a dispensé de 1742 à 1768 dans cet établissement un enseignement très apprécié. À la même époque, il donnait en outre un cours privé dans lequel il mettait à profit d’habiles digressions pour évoquer la structure et la composition du globe. Cet enseignement a joué en France un rôle pionnier dans la prise de conscience de l’importance théorique et pratique d’une connaissance approfondie de la constitution de notre planète.
Guillaume-François Rouelle (1703–1770): the forerunner of geological teaching in France. Guillaume-François Rouelle (1703–1770), who was a renowned demonstrator of chemistry in the French Royal Garden (Jardin des Plantes), has been teaching there from 1742 to 1768 a successful course of chemistry. At the same time he was also giving a private course in which he was taking the opportunity of clever digressions for discussing the structure and composition of the terrestrial globe. This teaching has played in France a pioneering role in the awareness of the theoretical and practical importance of a thorough knowledge of the Earth constitution.
Enseignement, Géologie, Chimie, France, XVIIIe siècleTeaching, Geology, Chemistry, France, 18th centurypresentedPrésenté par Michel Durand-DelgaAbridged English version
Guillaume-François Rouelle (1703–1770) was a renowned French chemist who has been during more than twenty years demonstrator of chemistry in the Jardin des Plantes. He was born in Normandy, in a village nearby Caen (Calvados), where he spent his youth, studying first in a college and then in the faculty of medicine of this city. However, he rapidly realized that he was really more interested in natural history and chemistry. For this reason, he finally decided to learn pharmacy. Around 1725, he began an apprenticeship with Spitzley, a German apothecary established in Paris. After having completed his training during seven years, Rouelle was able to open his own laboratory place Maubert, where he started rapidly to teach a private course of chemistry that became rapidly famous. For this reason, Buffon appointed him in 1742 as a demonstrator of chemistry in the Jardin des Plantes. Two years later, Rouelle was elected assistant chemist, and then associated chemist (1752) in the French Academy of Sciences. At that time, Rouelle was teaching two courses, one in the Jardin des Plantes plus his private one place Maubert, and later rue Jacob, where he was finally allowed to open his own pharmacy (1750). After 1760 Rouelle’s health decreased progressively so that he finally resigned from the Jardin des Plantes (1768) and retired himself in Passy (presently a Parisian district), where he died in 1770.
As Rouelle never published his course, its content is only known by numerous copies of notes written by listeners, the most famous of them being Denis Diderot (1713–1784) himself. In order to get a good knowledge of the geological digressions made by Rouelle during his private lectures, we have mainly been using here one of the manuscripts kept in the French National Library (BNF Fr 12303–12304).
About the Earth’s structure, one of the most significant notions introduced by Rouelle is the opposition between ‘Terre ancienne’ and ‘Terre nouvelle’. According to him, the first one, corresponding to the primitive Earth, was mainly made of slaty and spathic rocks [and also of granite according to Desmarest], totally devoid of petrified shells, and in which metallic ores are distributed in lodes. Contrary to the ‘Terre ancienne’, the strata of which exhibit a rather important dip, the ‘Terre nouvelle’ is made of horizontal strata, which are the result of a rather slow marine deposition. Additionally, numerous fossilized shells, skeletons of animals and remains of petrified forests are present in its strata.
Rouelle defined also a second important concept, that of ‘amas’ or ‘tractus’ which corresponds to a fossil community to which he gave the name of the most abundant shells included in it, such as the amas of buccins, also called by him ‘amas des visses’ (according to Desmarest). It is important to note that Rouelle emphasized the fact that many of the fossils found in the ‘Terre nouvelle’ differ from the shells that are presently living in French marine waters, and that they are similar to recent species living in India and in southern, significantly warmer, countries than ours.
Rouelle remarked also that ores that are present in the ‘Terre nouvelle’ are limited to three metals, iron, copper and zinc, and are in a very different state than those of the ‘Terre ancienne’.
Finally, in his description of some chemical substances such as bitumen, mineral oil (‘pétréole’) and sulphur, Rouelle noted that ‘pétréoles’ are always present in the vicinity of volcanoes and are directly related to them. Additionally, he explained the occurrence of sulphur in volcanoes, arguing that the decomposition of ‘pétréoles’ produces vitriolic [= sulphuric] acid, which, united to the phlogistic, is giving birth to sulphur.
To conclude, the geological teaching included in Rouelle’s private course of chemistry has probably been decisive for convincing the French scientific community of the importance of getting an accurate knowledge of the Earth structure. This influence has been all the more efficient because, among the listeners of his lessons, we find the names of many scientists who were to become among the most renowned of our country.
Qui était Guillaume-François Rouelle ?
On a déjà beaucoup écrit sur la personnalité originale de Guillaume-François Rouelle (1703–1770), qui a notamment fait l’objet d’un éloge par Grandjean de Fouchy (1777) [11] et de plusieurs notices biographiques par Guérard fils (1825) [12], Cap (1842) [4], Dorveaux (1932) [8] et Rappaport (1975) [25]. C’est pourquoi on se limitera ici à un bref rappel des événements principaux de son existence.
Guillaume-François Rouelle (Fig. 1 ) naquit le 15 septembre 1703 à Mathieu (Calvados), dans une famille de cultivateurs. Il étudia à Caen, au collège du Bois, puis s’orienta vers la médecine. Toutefois, un excès de sensibilité fit qu’il délaissa rapidement la médecine pour les sciences physiques et naturelles, et plus particulièrement pour la chimie. C’est ainsi qu’il fut conduit à s’orienter vers la pharmacie. À cette fin, il vint à Paris vers 1725 ou 1730 faire son apprentissage chez un apothicaire allemand nommé Spitzley, chez qui il demeura sept ans, utilisant ses loisirs à étudier la botanique. C’est ainsi qu’il fut introduit auprès d’Antoine de Jussieu (1686–1758), qui enseignait la botanique au Jardin des Plantes et qu’il se lia bientôt d’amitié avec Bernard de Jussieu (1699–1777).
Ses études terminées, Guillaume-François Rouelle installa d’abord son laboratoire place Maubert. Un peu avant 1740, il commença à y dispenser un cours privé de chimie et de pharmacie. En 1742, Buffon, intendant du Jardin des Plantes, l’y fit nommer « démonstrateur de chimie sous le titre de professeur en chimie », ce qui ne l’empêcha pas de continuer à professer son cours privé. Celui-ci attira année après année de très nombreuses personnalités, parmi lesquelles nous citerons ici, selon Rappaport [24], Antoine-Laurent Lavoisier (1743–1794), Nicolas Desmarest (1725–1815), Horace-Bénédict de Saussure (1740–1799), Antoine Grimoald Monnet (1734–1817), le baron d’Holbach (1723–1789), son futur gendre Jean d’Arcet (1725–1801), mais aussi Turgot (1727–1781), Denis Diderot (1713–1784) et Jean-Jacques Rousseau (1712–1778). Deux ans plus tard, Rouelle fit son entrée à l’Académie des sciences comme adjoint chimiste. Enfin admis en 1750 à la Compagnie des apothicaires de Paris, il put de ce fait ouvrir une pharmacie la même année rue Jacob où il avait transféré son laboratoire quatre ans plus tôt. Nommé associé chimiste de l’Académie des sciences en 1752, la dégradation de son état de santé l’empêcha de postuler en 1766 au poste de pensionnaire libéré par le décès de Jean Hellot. Il dut même cesser en 1768 son enseignement au Jardin des Plantes et se retira à Passy, où il mourut le 3 août 1770.
Les sources manuscrites
Si l’on excepte Desmarest qui, dans le tome I de sa Géographie physique (1794) [6], a résumé le contenu géologique du cours de chimie de Rouelle, seul Ellenberger (1974) [10], dans une communication qui connut une diffusion extrêmement restreinte, a rendu compte de l’importance de celui-ci. Il avait consulté à cet effet un manuscrit en deux tomes intitulé Cours de Chimie ou leçons de M. Rouelle recueillies pendant les années 1754, et 1755, rédigées en 1756, revues et corrigées en 1757 et 1758 (BNF n.a.fr. 4043–4044), conservé à la Bibliothèque nationale de France. Sur ses conseils, nous avons utilisé un autre manuscrit plus complet, également en deux tomes. Ce manuscrit, qui contient notamment un long développement dans lequel le professeur traite Des Pierres et des Terres, est intitulé Leçons de Chimie de M. Rouelle, notes prises au cours en 1754 et 1755, corrigées en 1757 et 1758 (BNF Fr. 12303–12304). Le second tome, titré Troisième Partie : Du Règne minéral, débute par une définition de celui-ci : par ces mots, «on entend en général toutes les espèces de fossiles, ou substances mixtes, qui viennent, se forment, et croissent à leur manière dans le sein et les entrailles de la Terre » [Fo 1]. Rouelle passe ensuite en revue les « substances minérales » en énumérant « les terres, les pierres, les sels, le souphre, les demi-métaux [c’est-à-dire l’antimoine, le bismuth et le cobalt] et les métaux » [Fo 2]. Il divise les « terres en calcaires, en fusibles et en réfractaires... qu’on appelle encore terres apyres » [ibid.], puis considère les pierres qu’il définit comme des « corps durs, non ductiles, fragiles, fixes au feu, et qui ne s’y fondent point, ou très difficilement » [Fo 3]. Selon lui, « la division la plus conforme à la nature de ces êtres est en pierres calcaires, en pierres fusibles, et en pierres réfractaires » [Fo 4]. Il mentionne également « d’autres pierres qui ne sont qu’une espèce de pétrification de végétaux ou d’animaux. On doit les ranger dans la classe des animaux testacés. L’analogie et surtout l’analyse chimique en démontrent la véritable ressemblance puisqu’on en retire l’alkali volatil [c’est-à-dire l’ammoniaque] » [Fo 7]. Enfin, « les métaux sont des substances opaques, fusibles au feu, qui reprennent leur consistance à mesure qu’elles refroidissent, qui sont malléables &c. » [Fo 8]. Ce sont l’or, l’argent, le fer, le cuivre, l’étain et le plomb. Rouelle entreprend alors d’exposer sa géogonie, dont l’essentiel occupe les folios 9 à 26. Il la complètera ensuite occasionnellement en passant en revue les matériaux constitutifs du globe, notamment à propos des bitumes, du charbon de terre et du soufre.
On notera que Rouelle professait un cours soigneusement rédigé qu’il dictait et qui se répétait sans modification notable d’une année à l’autre. Nous avons en effet fréquemment retrouvé, dans le Cours de Chimie de M. Rouelle conservé à Paris, à la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie, sous la cote Ms 19–20, les mêmes phrases que dans le manuscrit sur lequel est fondé le présent article. Or, ce manuscrit, précédemment signalé par Lemay (1949) [19], correspond apparemment au cours de 1760, car la date du 13 janvier 1761 est inscrite au verso de la page de garde du tome II, qui concerne (pro parte) le règne minéral. Cette date est confirmée par le fait qu’à propos de la « Terre primitive », il est précisé que Rouelle « s’en est expliqué plus clairement en 1759 » [Fo 43vo].
L’architecture du globe : « Terre ancienne » et « Terre nouvelle »
Lorsqu’il entreprend de décrire l’architecture du globe, Rouelle souligne d’abord que « [t]outes ces différentes substances ne sont pas confondues pêle-mêle dans la Terre. Au contraire on remarque dans l’intérieur de ce vaste globe un arrangement, une symétrie, ou pour mieux dire une organisation admirable » [Fo 9]. En effet, « [p]our peu qu’on examine la surface du globe que nous habitons, on remarquera qu’elle a éprouvé de très grands changemens, et qu’un nombre infini de corps qui n’appartiennent pas au règne minéral y ont été déposés. On y trouve en effet des couches immenses de coquilles, des animaux marins, des quadrupèdes, et des forêts entières. On ne peut pas dire que ces êtres sont des jeux de la nature. Ils ont une organisation qui ne permet pas de douter de leur origine [Buffon lui-même n’en doutait pas, comme en témoigne sa Théorie de la Terre (1749)].
« C’est ce qui m’a engagé à distinguer la Terre ancienne, c’est-à-dire la Terre primitive, celle qui a toujours existé telle qu’elle est, de celle dont l’organisation, si j’ose me servir de ce terme, a été changée par les diverses altérations qui sont arrivées au globe et que j’appelle pour cela Terre nouvelle » [Fo 9–10]. Or Buffon, sans les avoir vues, venait tout juste de décréter dans sa Théorie de la Terre que « les montagnes les plus élevées sont constituées de couches parallèles tout de même que les plaines les plus basses » ! Il ignorait ainsi superbement la distinction établie par Moro (1740) [21] entre montagnes « primaires », constituées de « grandes masses de pierre », et montagnes « secondaires », faites d’une superposition de strates.
La « Terre ancienne »
Notre chimiste précise ensuite que « [l]es montagnes, qui sont formées par la Terre primitive, sont composées de pierres schisteuses, spathiques &c. mais on n’y trouve jamais de pierres calcaires, de pétrifications ny de coquilles. La disposition de cette Terre primitive diffère de celle de la Terre nouvelle en ce que celle-là est arrangée par couches entièrement horizontales, outre que les matières qui composent les couches de l’une, ne sont point les matières, ny l’ordre des couches de l’autre » [Fo 10]. Et il ajoute que « [c]’est dans cette terre primitive que se trouvent les mines des métaux. Ces mines [suivent] assés la direction des couches, ou elles se rencontrent, et se distribuent à la façon des racines d’un arbre. Ce sont ces ramifications qu’on appelle veines métalliques, et que les mineurs nomment filons » [ibid.] Suit alors une assez longue description de ceux-ci, avant que notre chimiste n’aborde la question de l’origine des métaux, pour laquelle deux interprétations contradictoires avaient été avancées par Georg Ernst Stahl (1660–1734) et Johann Joachim Becher (1635–1682) : « Le sentiment des physiciens est fort partagé sur la formation des métaux, les uns tels que Stahl prétendent qu’ils ont été formés dès l’origine du monde ; mais, note Rouelle, il paroit par l’état de décomposition de certains filons que les mines [c’est-à-dire les minerais] se détruisent ; que par conséquent elles se régénèrent, et qu’il s’en reproduit tous les jours de nouvelles. D’où il arrive assés fréquemment qu’on trouve au milieu d’une mine des corps de nouvelle formation.
« L’opinion de Becher n’est pas plus recevable. Il prétend qu’après la création, la Terre ayant été fortement desséchée par les rayons du soleil, il s’étoit fait un très grand nombre de crevasses, que la mer étant venue ensuite à couvrir le globe, ces crevasses avoient été remplies par son limon qui s’étoit changé en métaux par succession de tems, mais selon ce système, il faudroit que les filons allassent en diminuant à mesure qu’ils s’enfoncent, parce que des crevasses faites à un globe vont toujours s’étrécissant à mesure qu’elles approchent du centre, ce qui est entièrement démontré [?] par l’observation constante qui nous apprend que tous les filons deviennent plus larges en s’enfonçant » [Fo 13–14].
Après avoir mentionné l’existence dans les mines de « sources d’eau qui incommodent beaucoup les travailleurs », Rouelle, qui estime que ces « sources ne peuvent devoir leur existence à la pluie », juge «vraisemblable qu’il y a au centre du globe un amas d’eau immense, et un feu central, dont l’action combinée opère tous les changemens qui arrivent dans l’intérieur de la terre » (Fo 14}.
La « nouvelle Terre » ou « Terre nouvelle »
Contrairement à la « Terre ancienne », « la nouvelle Terre est composée de couches horizontales qui paroissent avoir été formées par des matières qui y ont été déposées lentement et peu à peu » [ibid.].
Un second caractère de la « Terre nouvelle » est qu’elle renferme de nombreux fossiles : « J’ai déjà dit qu’on trouvoit dans cette Terre des coquilles de toute espèce de poissons, des squelettes d’animaux, des forêts entières &c. Ces matières s’y présentent sous deux états. Ou elles ont conservé leur nature, ou elles ont été décomposées. Mais elles retiennent toujours quelque chose de leur forme primordiale. Je crois, par exemple, que toutes les coquilles dont les animaux étoient morts, se sont enfoncées dans le sable par leur pesanteur, et qu’elles s’y sont conservées, ou du moins y ont laissé leur moule qui aiant été ensuite pénétré par une matière pierreuse, ou limoneuse, lui a donné la forme de coquilles » [Fo 15].
Rouelle ajoute alors une information qu’il n’explicite pas, mais qui correspond probablement à une distinction entre les dépôts stratifiés et les alluvions des cours d’eau : « J’ai remarqué dans toute la couche calcaire que le sommet des lieux les plus élevés est pétrifié, et qu’à mesure que l’on descend dans les vallons vers les rivières on rencontre des coquilles qui n’ont point été pétrifiées. Les poissons étant plus mous ont été aplatis, et comprimés par le poids du limon. Leur chair s’est corrompue le plus souvent, et il n’est resté que l’empreinte de l’arête &c. Les coquilles parfaitement décomposées ont formé la craie et la marne qui est une terre mêlée de craie, et d’argille. On trouve encore une craie qui n’est qu’à demie faite, et qui paroit toute composée des débris des coquilles. C’est ce qu’on appelle crou. Les coquilles entièrement détruites sont la matière que l’on nomme medulla saxoniae. Dans le Vexin, la Champagne, les coquilles, ont formé aussi les pierres calcaires, les marbres &c., de sorte qu’on peut regarder toutes ces matières comme une véritable terre animale » [Fo 15–16].
D’après lui, « [i]l est donc évident que ces terreins doivent leur formation à la mer qui y a déposé ces substances. Mais comment les squelettes des quadrupèdes y sont ils venus ? Cette question est embarrassante [l’auteur pense évidemment ici, en premier lieu, aux restes squelettiques de mammifères qu’extrayaient déjà à cette époque les ouvriers travaillant dans les carrières de gypse de Montmartre]. On voit bien comment il est possible qu’il s’y trouve des forêts, mais il n’est pas facile de deviner ce qui a pu y conduire des animaux. Les animaux terrestres étoient très rares, et la plupart des os qu’on a cru appartenir à des éléphans, appartiennent à des vaches marines, des baleines &c. [Ici, Rouelle fait éventuellement référence au «monument du Déluge » que Giuseppe Monti avait décrit en 1719 [20] et qu’il considérait comme un fragment de tête de morse fossile ; on sait aujourd’hui qu’il s’agit en réalité d’une mâchoire d’un proche parent des rhinocéros (Sarti 1988) [26]]. Il y avoit dans le cabinet du Duc de Saxe un squelette de Macki qu’on avoit trouvé dans une pierre [Il pourrait s’agir du rongeur fossile de Waltsch (ou Valec), en Bohême, figuré par Mylius (1718) [22] et Hebenstreit (1743) [15]]. La montagne de Montmartre me paroit très singulière en ce qu’on y trouve aussi des squelettes de cerfs [Cuvier y décrira des Palaeotherium, des Anoplotherium, etc.], et même des squelettes humains, à ce qu’on prétend [ce qui n’était qu’une rumeur sans fondement !] [Fo 16].
« J’ai toujours observé un ordre admirable dans la disposition que toutes ces matières affectent entr’elles, et je prétends que tout le plat païs de la France depuis le pied des Pyrénées jusqu’aux extrémités de la Normandie a été couvert autrefois par les eaux de la mer des Indes. Ma prétention est fondée sur ce que l’on trouve chés nous les coquilles dont les analogues vivent dans l’Inde » [Fo 16–17]. Rouelle reviendra un peu plus loin sur ce point.
Le concept de « tractus » ou d’ » amas »
Ici prend place une innovation importante, car Rouelle a constaté qu’on ne rencontre pas les mêmes fossiles en tous lieux et que ceux-ci constituent ainsi des associations – qu’il nomme « tractus » ou « amas » – différentes selon les lieux :
« Ces coquilles [...] suivent un certain ordre, et une certaine gradation, de sorte qu’un coquillage qui se trouve abondamment dans un certain canton diminue insensiblement en raison de l’éloignement. Enfin, à une certaine distance, on ne rencontre plus ce même coquillage ; mais il y en a d’autres dont l’ordre et la gradation sont sensiblement les mêmes, d’où résulte que la France est partagée en certains cantons ou tractus distingués par le coquillage qui s’y trouve le plus abondamment ; et j’appelle centre de chaque canton le lieu qui contient une plus grande quantité de ce coquillage. Du centre à l’extrémité du canton la même espèce de coquillage devient de plus en plus rare, mais aussi à mesure qu’on s’éloigne du centre, on en trouve une nouvelle espèce dont la quantité augmente continuellement. Jusqu’à ce qu’on parvienne enfin à l’endroit, et on la voit en plus grande abondance que partout ailleurs, et où elle est l’espèce dominante ; c’est le centre d’un second tractus &c. Cette disposition est la même que celle des animaux à coquilles qu’on observe maintenant dans les mers que nous connoissons. Non seulement les poissons, les quadrupèdes même, et les plantes suivent ordinairement cet ordre à la réserve de quelques espèces qu’on peut regarder comme cosmopolites, et qui habitent également les différentes parties de l’univers » [Fo 17–18]. Cet exemple est fondamental car il montre bien que Rouelle, loin de soupçonner que ces « tractus » pourraient être d’âge différent et suggérer ainsi l’existence d’une succession de dépôts, les considérait au contraire simplement comme les témoins d’une ancienne zonation biogéographique. Toutefois, concédait-il, « Il y a cela de singulier que les coquilles, les poissons, et même les bois que nous avons en France, se voient aussi dans l’Inde, et les païs méridionaux où ils vivent et végètent actuellement. Il n’est pas facile d’expliquer leur transport. J’imagine qu’il pourroit bien se faire que les pôles de la Terre eussent un mouvement sur son centre, et que l’inclinaison de l’écliptique fût sujette à certaines variations qui font changer insensiblement la disposition des climats » [Fo 18]. Il est vrai que Rouelle, que ses courses dans le Bassin parisien avaient dû familiariser avec les coquilles lutétiennes de Chaumont-en-Vexin et de Courtagnon, avait pu constater qu’elles ne possèdent pas d’analogue actuel sur notre continent. On notera qu’il évoque ici un transport d’êtres vivants depuis l’Inde, comme l’avait fait précédemment Antoine de Jussieu (1719) [17] pour les fougères fossilisées dans des roches feuilletées « renfermées entre deux couches depuis peut-être plus de trois mille ans » aux environs de Saint-Chamond (Loire). Quant au recours aux variations de l’inclinaison de l’écliptique, il est, comme on le verra plus loin, emprunté à Whiston (1696) [29]. Revenant alors à la notion d’« amas » ou de « tractus », Rouelle en propose deux exemples précis afin d’être bien compris : « Je place dans le centre du premier amas Paris, celui du second en Normandie, mon païs natal, &c. Cet ordre est arbitraire. J’aurois pu en choisir un autre ; mais lorsqu’on sera une fois parvenu à bien connoitre celui que les animaux vivans suivent entre eux, on pourra aisément arranger ces amas dans un ordre naturel. C’est surtout le [buccin] qui abonde dans le premier amas, où l’on trouve aussi un grand nombre de Bivalves et Univalves [Gastéropodes]. Le second renferme beaucoup de cornes d’ammon qui y dominent » [ibid.]. On sait par le témoignage de Desmarest, dans l’article intitulé « Amas de coquilles fossiles » de sa Géographie physique (An XII) [7], que Rouelle ne connaissait pas personnellement cet amas observé par Desmarest aux confins du Morvan et du Nivernais [7].
Les cornes d’ammon posent un problème car « [o]n ne connoit pas trop l’origine de ce coquillage qu’on ne trouve que pétrifié. On n’en voit nulle part l’individu vivant, ce qui a fait dire à beaucoup de naturalistes qu’il n’existoit plus. D’autres ont prétendu qu’il n’existoit qu’au fond des mers les plus profondes, mais il y a apparence qu’ils se sont trompés, car les sondes ne rapportent jamais de ces lieux profonds qu’un sable pur, extrêmement fin, ou une vase limoneuse, mais jamais de coquilles. Il est donc plus naturel d’imaginer que la corne d’ammon habite dans des pais qui nous sont inconnus, et que c’est une espèce de Nautile puisqu’on en trouve des chambrées. On peut dire à peu près la même chose des Bélemnites qui sont une espèce de corne d’ammon qui se rencontre dans le même amas, aussi bien qu’une huître recourbée [probablement Liogryphea arcuata] dont l’individu habite maintenant le golfe Persique. [Fo 18–19]. Il est à noter que l’assimilation des bélemnites aux cornes d’ammon constitue apparemment une citation fautive de Balthasar Ehrart (1700–1756), qui avait seulement démontré en 1724 [9] que les bélemnites étaient apparentées aux ammonites, aux nautiles et aux seiches.
Les « mines » de la « nouvelle Terre »
Rouelle observe encore une autre différence entre la « Terre ancienne » et la « nouvelle Terre » : « J’ai dit que les mines étoient toutes dans la terre primitive. Il s’en trouve pourtant aussi dans la nouvelle Terre ; mais elles y sont dans un état bien différent de celui où elles sont dans la terre primitive. On n’y remarque même ordinairement que trois métaux qui y conservent encore les caractères de leur transport ; car il est presque démontré que ces métaux qui sont le fer, le cuivre, et le zinc ont été dissous par l’acide vitriolique, et que devenus par là solubles dans l’eau, ils ont été entraînés jusqu’à ce que l’acide vitriolique aiant trouvé quelques substances avec lesquelles il avoit plus de rapport qu’avec les métaux qu’il tenoit en dissolution, il a abandonné ceux cy et les a déposés. De là vient qu’on ne trouve ces mines qu’aux bords de la couche calcaire » [Fo 19–20]. En outre, ajoute-t-il : « On conçoit aisément que ces mines ne peuvent pas être dans l’arrangement de celles de l’ancienne Terre. Elles ne sont pas disposées en filons quoiqu’il y ait quelquefois des veines de l’ancienne Terre qui y conduisent. Icy elles sont diluées en nappes et forment une grande couche métallique semblable aux autres lits de la Terre » [Fo 20].
Rouelle et les théories de la Terre
Envisageant alors la question de l’origine de la « nouvelle Terre », Rouelle rappelle que « [p]resque tous les physiciens qui ont entrepris d’expliquer la formation de cette nouvelle Terre ont eu recours au déluge universel » [Fo 21]. Puis il résume successivement les théories de Burnet [3] et de Whiston [29] : « Les uns ont prétendu que la croûte de la terre s’étoit fendue, et que les eaux de l’abyme avoient inondé sa surface ; mais comment expliquer dans ce boulversement général la disposition régulière des différentes matières renfermées dans les couches de cette Terre ? Comment rendre raison du transport des coquilles des Indes dans nos climats ? L’hypothèse de Whiston paroit plus propre à décider ce dernier fait ; mais elle ne sauroit expliquer le premier. Il suppose que Dieu imprima à la Terre un mouvement qui fit incliner son axe sur l’éclyptique, de sorte que tous les climats changèrent ; mais dans ce cas il dut se faire un bouleversement qui ne sauroit admettre ny ordre, ny symétrie » [Fo 21–22].
Il n’est pas non plus satisfait par la théorie de Woodward qui, en 1695 [30] « a prétendu que tous les êtres qui n’étoient pas organisés avoient été dissous par les eaux du déluge, et que les animaux, et les plantes avoient conservé leur forme, et leur nature, et avoient été ensevelis sous ce limon dans lequel ils s’étoient enfoncés plus ou moins relativement à leur pesanteur spécifique. Ce grand naturaliste avoit été trompé par les Echinus, et les pattes d’écrevisses qu’il avoit toujours trouvés à la surface des couches, et qui en effet sont les plus légères des substances qu’on y rencontre ; mais il n’avoit pas fait attention qu’étant spécifiquement plus légères que l’eau elles avoient dû nager à la surface, et ne se déposer que lorsque l’eau s’étoit tout à fait retirée. À ces substances près on ne remarque point que les matières qui composent les couches de la nouvelle Terre gardent entr’elles l’ordre de leur pesanteur spécifique ; ce qui cependant auroit dû arriver, si toutes ces matières eussent été déposées en même tems. D’ailleurs l’hypothèse de Woodward ne rend pas raison du transport des coquilles » [Fo 22].
Rouelle rappelle encore une autre interprétation.
« C’est pour expliquer ce transport que d’autres naturalistes ont supposé que les eaux du Déluge dans leur mouvement ayant rencontré les gorges de certaines montagnes, avoient accéléré leur marche ; ce qui les avoit mises en état d’entrainer jusques chés nous les différentes matières qu’elles couvroient dans les Indes ; mais encore un coup comment expliquer dans cette supposition l’ordre et l’arrangement inaltérable de ces matières ? Pourquoi en se précipitant pêle mêle n’ont elles pas gardé l’ordre de leur pesanteur spécifique ? » [Fo 22–23]. Ce passage fait discrètement allusion à l’interprétation proposée par Antoine de Jussieu (1719) [17] lorsqu’il invoquait un mouvement de reflux des eaux marines qui auraient remonté jusque « dans des endroits où certains arrangements de montagnes leurs [sic] formoient des anses ou des bassins » dans lesquels elles abandonnèrent « les Animaux & les Plantes des Pays méridionaux ».
Une dernière hypothèse doit encore être examinée :
« On ne peut donc pas avoir recours au déluge pour expliquer la formation de cette Terre, aussi quelques modernes l’ont-ils attribuée à un mouvement qu’ils supposent à la mer, par lequel elle avance sans cesse d’orient en occident. Il est bien vray que la mer dégrade continuellement ses côtes et les fait ébouler dans son sein, mais il n’y a point de côte à l’abri de cette dégradation et s’il se fait quelqu’accrétion, ce n’est que par le moyen des rivières qui y entraînent quantité de vase, et de limon, tandis que partout ailleurs la mer gagne toujours » [Fo 23]. Concernant ce mouvement de la mer, on notera que Buffon, faisant sienne l’opinion de Descartes (1647, § 53) [5], déjà adoptée par Bourguet (1729) [1], venait d’affirmer dans sa Théorie de la Terre (1749) [2] que « l’Océan a un mouvement constant d’orient en occident ».
Érosion et sédimentation
Rouelle évoque ensuite l’érosion des continents dont il désigne les agents principaux : « Les eaux des pluies et celles des rivières ne produisent pas des changemens moins considérables à la surface du globe que celles de la mer. C’est ce qui fait que cette surface est dans un état continuel de destruction et que les montagnes paroissent tendre à l’affaissement, ce que j’attribue aux neiges fondues, dont la chute impétueuse et débordée entraîne, non seulement les végétaux qui subissent une entière décomposition, mais encore la Terre, les pierres, et même les minéraux qui s’y trouvent ; d’où s’ensuit immanquablement l’abaissement des montagnes, le comblement des vallées, et la restitution de l’humus » [Fo 24].
Les matériaux les plus grossiers arrachés aux montagnes s’accumulent bientôt et donnent naissance aux brèches et aux poudingues car « Ces matières prennent corps de nouveau dans les lieux où l’eau les dépose, et forment ainsi de nouvelles carrières, et de nouvelles mines. C’est de cette manière que se font les brèches et les poudingues. Les premiers sont différents morceaux de marbre et de diverses couleurs, lesquels aiant été entraînés par les eaux se ressoudent de nouveau ; si j’ose m’exprimer ainsi, par un ciment analogue ; les poudingues sont des silex liés ensemble par un suc pierreux d’une nature analogue à la leur » [ibid.].
Les sédiments plus fins sont transportés sur de plus grandes distances : « Les rivières, surtout lorsqu’elles se débordent, entraînent une grande quantité de sable et de limon qu’elles déposent sur les bords et qu’elles portent quelquefois jusques dans la mer, dont elles haussent le fond, comme je l’ai dit plus haut, elles élèvent aussi de la même manière leurs propres bords, et toute l’étendue de leur grand lit, c’est à dire le terrein qu’elles couvrent dans leurs plus grandes crues, lorsqu’elles ont franchi les limites de leur petit lit, ou canal dans lequel elles coulent naturellement. La Seine, par exemple, charrie une quantité très considérable de sable, et de limon qu’elle dépose sur ses bords. Tout ce qu’on appelle la plaine de Grenelle n’a été formée que de ces dépôts. [...] La Seine fait quelquefois des atterrissemens très considérables à son embouchure ; mais comme le fond est de sable sur lequel le limon tient peu, il arrive souvent que la mer les emporte, surtout quand elle vient à être agitée par une tempête » [Fo 24–25]. On notera ici que l’exemple de la plaine de Grenelle n’est pas fortuit, car on y a creusé de 1751 à 1753 le puits de l’École militaire, dont Guettard (1753) [14] a rendu compte en y signalant la découverte de troncs d’arbres, ce qui l’incita à penser que le puits était creusé dans les alluvions de la Seine, alors qu’il s’agissait en réalité de l’« argile plastique » éocène.
Rouelle termine alors le chapitre en évoquant une loi de régularité qui connaissait un grand succès à cette époque : « Lorsque les rivières coulent dans un terrein plat comme une prairie, elles se coudent quelquefois et leurs bords font en ces endroits des angles saillants, et des angles rentrants qui se correspondent. On remarque encore ces angles saillants et rentrants dans les vallées qui sont creusées par la pluie, mais cela n’est vrai que dans ces deux cas » [Fo. 25–26]. Or, ajoute Rouelle, « Les angles saillants, et rentrants qu’on a cru observer dans les montagnes sont une pure chimère » [Fo. 26], faisant ainsi preuve d’une grande indépendance d’esprit par rapport à Buffon qui, dans sa Théorie de la Terre (1749) [2] avait fait sien cet axiome initialement proposé par Bourguet (1729) [1].
Sur quelques matériaux constitutifs du globeBitumes, charbon de terre, pétroles, etc.
Le cours se poursuit avec un chapitre consacré aux bitumes, que Rouelle définit comme étant « une substance composée formée par l’union d’un acide, d’une huile et d’une terre plus ou moins abondante » [Fo 27]. Après avoir distingué bitumes solides et bitumes fluides, il affirme que, parmi ces derniers, « la naphte est produite par le succin, le pétréol par du jayet, et la poix minérale par du charbon de terre » et que l’« on place [...] au rang des bitumes solides le jayet [ou jais], le charbon de terre, et le succin. » [ibid.]. Concernant leur genèse, il se montre péremptoire : « Il y a beaucoup de naturalistes qui ont cru que les bitumes fluides existoient de tout tems dans la nature, et que les bitumes solides leur devoient leur origine ; mais il est aisé de démontrer au contraire que c’est aux bitumes solides qu’il faut attribuer la cause de l’existence des fluides qui ne sont autre chose que le produit de leur décomposition opérée par les feux souterreins. En effet, on ne trouve nulle part de pétréole qu’il n’y ait auprès quelque volcan ou quelqu’eau thermale » [Fo 27–28]. Notre chimiste considère ensuite que « les bitumes solides doivent leur origine aux matières grasses des animaux, et des végétaux. Il y a sur les côtes de Normandie une couche de glaise qui a plus de cent pieds d’épaisseur, qu’on appelle les Vaches noires [entre Houlgate et Villers-sur-Mer (Calvados)]. Cette argille est toute noire par la grande quantité de matière végétale, et animale qu’elle contient » [Fo 28]. Trois arguments sont alors avancés pour étayer cette interprétation. Si le premier découle directement du critère de distinction utilisé pour distinguer l’« ancienne Terre » de la « nouvelle Terre », les deux autres reposent directement sur l’observation :
« On n’en trouve point dans l’ancienne terre, ils sont tous dans la terre formée par les dépôts de la mer [c’est-à-dire dans la « nouvelle Terre »].
Les cassures de charbon de terre, lorsqu’on les examine avec soin, présentent les couches concentriques du bois, elles suivent toujours la direction des trachées. Il en est de même du jayet.
Il se rencontre dans les mines du charbon de terre, et encore plus souvent dans celle du jayet, des arbres tout entiers, les uns à demi bituminisés, les autres qui le sont entièrement » [Fo 28–29].
Suit une conclusion qui ne pouvait qu’emporter la conviction :
« On peut donc regarder le charbon de terre, et le jayet comme deux productions du règne végétal. Ils ne diffèrent l’un de l’autre que parce que l’arbre qui fournit le jayet est plus résineux que celui qui produit le charbon de terre » [Fo 29].
Rouelle indique ensuite que « [l]es couches de charbon de terre sont assés ordinairement inclinées à l’horizon, quelquefois de 85 degrés » [Fo 30]. En effet, Strachey (1720) [27] avait publié une coupe du bassin houiller du Somerset (Angleterre), sur laquelle les veines de houille sont affectées d’un pendage d’environ 70°. Il signale également qu’« on trouve au dessus de ces couches des pierres ardoisées remplies de plantes étrangères surtout de fougères » [ibid.]. En revanche, ajoute-t-il, « les mines dont les couches sont horizontales ne sont pas accompagnées de ces empreintes de plantes entre chaque couche » [ibid.]. Étant de nos jours fort logiquement habitués à invoquer l’action de la tectonique pour expliquer l’inclinaison des couches, on reste interloqué face au mécanisme qu’invoque Rouelle pour rendre compte de la formation de ces deux types de gisements : «Il n’est pas difficile de trouver la raison de l’inclinaison de ces couches ; mais on ne peut que hazarder des conjectures sur la cause de leur horizontalité : ne viendroit elle point de ce que les arbres qui font la matière du charbon de terre ont été précipités de quelque montagne élevée, diluée sur les bords de la mer dans un lieu où le rivage auroit été escarpé ? Je m’en explique : ne peut on point soupçonner qu’une forest entière auroit été détachée de la montagne qui avoit déjà commencé à débouler, aura formé une espèce de talus à son pied encore baigné de la mer, sur lequel ces arbres se sont arrêtés et les mines horizontales, n’auroient elles pas été produites par des arbres flottés, et portés par la mer dans quelqu’antre où elle les aura déposés ? » [Fo 30–31].
Traitant ensuite du pétrole, Rouelle rappelle : « J’ai dit que partout où il y avoit des pétréoles, on trouvoit aussi des volcans, ou des eaux chaudes. Les plus purs tels que le naphte se rencontrent toujours avec de l’eau, soit dans la mer, soit dans les fontaines. D’où je conclus que cette espèce de bitume est produite par une véritable distillation semblable à nos rectifications à l’eau. Ces feux sousterreins communiquent assés de chaleur à l’eau pour la faire bouillir ; elle enlève avec elle l’huile la plus ténue des bitumes qu’elle rencontre. On ramasse beaucoup de cette espèce de pétréole dans le port de Naples après les grandes éruptions du Vésuve. En un mot point de volcan qu’il n’y ait un pétréole » [Fo 31–32].
Le succin
Rouelle décrit ainsi le mode de gisement du succin ou ambre jaune des joailliers : « Le succin est un produit du règne végétal dont on a longtems ignoré l’origine. On le pêche sur les côtes de la mer Baltique, et dans la Prusse ducale, surtout après de grands vents de mer » [Fo 35]. Son mode de formation ne pose à ses yeux aucun problème : «Voicy comment je conçois la formation du succin, lorsque les bois qui font cette couche de 80 pieds d’épaisseur, mais qui devoient produire un volume bien plus considérable furent entassés les uns sur les autres ; ils entrèrent en fermentation, et parvinrent à un point de chaleur qui fut assés forte pour fondre la résine qui y étoit adhérente. Il me paroit que ces arbres tiennent le milieu entre ceux qui ont donné le charbon de terre et ceux qui font le jayet » [Fo 36].
Notre chimiste apporte encore une précision : « On voit évidemment par ce qui vient d’être exposé que l’arbre qui a fourni le succin est un arbre résineux, et de plus un arbre étranger. Les insectes qui sont quelquefois dans le succin vivent aujourd’hui, et se trouvent dans les Indes, preuve manifeste qu’ils ont été transportés par les eaux de la mer » [ibid.]. Enfin, précise-t-il, « [j]’oubliois de dire que la Prusse ducale n’est pas le seul endroit où il y a du succin. J’en ai trouvé auprès de Soissons [dans l’argile à lignite du Soissonnais], et dans les fouilles qu’on a faites pour creuser le canal de Picardie. On en a découvert encore dans l’isle de Sicile, et dans l’Asie Mineure &c. » [Fo 39].
Le soufre, produit des volcans
Le soufre est, en ce milieu du siècle des Lumières, un élément dont la présence est souvent associée à l’image des volcans. Rouelle n’échappe pas à ce cliché, comme le montre le passage suivant : « Le souphre est une substance minérale qu’on trouve quelquefois dans les entrailles de la Terre, et qu’on retire par la violence du feu de certaines matières [...] minérales. Il n’y a point eu de souphre pur primitivement dans la nature. Il est l’ouvrage des volcans, et c’est toujours dans leur voisinage qu’on le trouve en abondance » [Fo 99].
La suite du chapitre nous éclaire sur l’idée qu’on se faisait alors des volcans car, poursuit Rouelle à propos du soufre, « [c]elui que contient l’ancienne Terre est toujours minéralisé avec les substances métalliques, de sorte que je présume qu’il y a eu un volcan pur qui, selon moi, doit son origine à la décomposition que le feu opère des bois fossiles. J’ai dit en parlant des bitumes que lorsque la pluie, en dégradant les collines, mettoit a découvert quelques filons de charbon de terre imparfait, le contact de l’humidité de l’air excitoit dans ces substances une fermentation analogue à celle qui s’excite dans le foin qu’on entasse pendant qu’il est encore humide, et que cette fermentation produisoit le feu. C’est ainsi que je conçois que se forment les volcans et qu’ils s’embrasent avec des différences qu’il faut attribuer à la nature des bitumes &c. » [Fo 99]. Ce point de vue est à rapprocher de celui de Buffon qui, dans sa Théorie de la Terre (1749) [2] expliquait : « Ce qui fait que les volcans sont toûjours dans les montagnes c’est que les minéraux, les pyrites & les soufres se trouvent en plus grande quantité & plus à découvert dans les montagnes que dans les plaines ».
Or, le passage suivant montre clairement que, sous le nom de volcans, Rouelle désignait comme c’était alors l’usage, deux phénomènes distincts : « Parmi les volcans, il y en a qui brûlent tranquillement, sans bruit, et même sans éruption, d’autres qui font des explosions affreuses et vomissent des torrens de matières inflammables. De ces deux espèces les uns brûlent continuellement, les autres s’éteignent pour un tems, et se rallument ensuitte, d’autres enfin s’éteignent pour toujours » [Fo 99–100].
Le mécanisme invoqué par Rouelle pour expliquer le fonctionnement des volcans est tout naturellement d’ordre chimique : « Dans l’embrasement, les bitumes qui abondent, ou plutôt qui font la plus grande partie des matières embrasées, se décomposent. L’huile la plus ténue qu’elles [sic] contiennent se sépare d’abord au 1ermouvement de la chaleur, et forme les pétréoles. L’acide vitriolique qui entre dans leur composition se dégage, et s’unit au phlogistique des matières grasses qui brûlent, et produit le souphre, ou à une terre absorbante végétale, et forme l’alun. [...] Les pierres qui sont exposées aux atteintes de cet embrasement, selon qu’elles sont apyres, fusibles, calcaires &c., forment les pierres ponces, les laves, les verres, &c. » [Fo 100]. Une évidence paraît donc s’imposer : « On peut conclure de là qu’il y a eu un volcan partout où l’on trouve des pétréoles, du souphre, de l’alun, du sel ammoniac, des pierres ponces, des laves ou des cendres, car les volcans en jettent une quantité prodigieuse qui est due à la combustion des bois fossiles » [Fo 101].
En effet, un exemple actuel est invoqué à l’appui de ce raisonnement : « Tels sont les signes auxquels j’ai reconnu que la plûpart des montagnes de nos provinces méridionales ont été autant de volcans. C’est aussi ce qui me fait juger que les isles de l’archipel occidental du Mexique ont brûlé ; ce qu’on appelle la Souphrière à la Guadeloupe, brûle encore » [ibid.].
Probablement influencé par la récente découverte par Guettard (1752) [13] des volcans éteints d’Auvergne, Rouelle ajoute : « On connoit encore les montagnes, où il y a eu des volcans par leur forme, et par leur situation. Elles sont ordinairement isolées et faites en pain de sucre. Leur sommet est souvent applati, les couches qui les composent sont extrêmement embrasées [?] à l’horizon, et paroissent comme boulversées les unes sur les autres » [Fo 102].
Et ce n’est pas sans surprise qu’on découvre, sous la plume de Rouelle, une interprétation de la genèse des volcans qui préfigure la future théorie des soulèvements de von Buch : « En effet, le feu soulève d’abord la terre en forme de cône, et lorsqu’il a une fois fait éruption, il jette continuellement les matières qu’il entraîne sur les bords de l’ouverture, ce qui les échauffe continuellement. Ces matières venant à se brûler, par leur propre poids, tombent sur le penchant de la montagne et y forment autant de nouvelles couches » [ibid.].
C’est ce qui le conduit à suggérer un peu plus loin que « [o]n pourroit en creusant autour des montagnes qui sont, ou qui ont été des volcans, reconnoitre le nombre des éruptions qu’elles ont faites, par le nombre des couches de la lave, car il n’y a point d’éruption un peu considérable, pendant laquelle le volcan ne vomisse de la lave » [Fo 103].
Par ailleurs, Rouelle montre qu’il distingue nettement les mouvements telluriques provoqués par les éruptions volcaniques des séismes proprement dits : « Les explosions que font les volcans avant leurs éruptions sont quelquefois si violentes, qu’elles renversent les édifices, ce qu’on a souvent attribué, mal à propos, à des tremblemens de terre, car la preuve que cela n’est dû qu’à la communication de l’air, c’est qu’on ne démontre point la moindre secousse dans les lieux souterrains » [Fo 102].
Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer peu après : « Le souphre brûle tranquillement. On ne doit donc pas lui attribuer les effets des volcans. Ce sont les embrasemens de ceux [-ci] que je regarde comme la cause immédiate des tremblemens de terre. Le foyer de celui qui vient de renverser Lisbonne [le 1er novembre 1755] étoit sous l’océan dont le fond s’est échauffé, et c’est cet échauffement qui a fait refluer les eaux de la mer sur les terres » [Fo 104].
La partie du cours qui nous intéresse se termine par une importante section intitulée Des pierres et des terres, dans laquelle Rouelle passe successivement en revue : (1) les pierres et terres calcaires, (2) le gypse, (3) les pierres et les terres argileuses, (4) les pierres quartzeuses ou siliceuses, (5) le spath vulgairement appelé spath fusible [notre fluorine] et les pierres apyres ou réfractaires. Il y cite abondamment Johann Heinrich Pott (1692–1777) lorsqu’il traite de l’albâtre [Fo 243], du gypse [Fo 274], de la serpentine [Fo 293], de la pierre quartzeuse [Fo 301] et du spath [Fo 308 et 322]. Et il évoque même « la publication de l’ouvrage de Mr Pott » [Fo 331]. Il s’agit vraisemblablement de la Lithogéognosie..., dont la traduction française parut en 1753 [23].
Conclusion
Dans la notice qu’il lui a consacrée dans le tome premier de sa Géographie physique, Desmarest (An III) [6], qui fut l’un de ses auditeurs assidus, a tenu à préciser que les connaissances géologiques de Rouelle n’étaient pas exclusivement livresques et qu’il avait réalisé en compagnie de son ami Bernard de Jussieu plusieurs « voyages géologiques », très probablement limités à l’Île-de-France et à la Normandie. Cela lui avait permis de reconnaître non seulement la nature des matériaux constitutifs des régions visitées mais aussi « leur disposition particulière & leur arrangement intérieur ». C’est certainement ainsi qu’il conçut le concept de « tractus » ou d’« amas ». Desmarest nous apprend également qu’à la fin de sa carrière, Rouelle, influencé en cela par ses disciples, en était venu à admettre [après 1760, car il n’en est pas encore fait état dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie] qu’« après le granit, l’argille en masse & la substance calcaire furent déposées non pas toujours sous forme crystalline, mais quelquefois comme des matières brutes sur des bancs de granit ». Ces niveaux constituaient ainsi une formation ou « travail intermédiaire entre l’ancienne et la nouvelle Terre ».
On peut s’interroger sur l’origine des connaissances géologiques dispensées par Rouelle car entre 1754 et 1758 (années pendant lesquelles l’auteur des notes que nous avons consultées a assisté à son cours), la littérature disponible relative à cette science faisait presque totalement défaut dans notre pays. L’Encyclopédie n’avait encore publié sur ce thème que trois articles importants, traitant du « Déluge » (1754), du « Feu central et des feux souterrains » (1756) et de la « Géographie physique » (1757). Et ce n’est qu’en 1756 que parut en allemand l’édition originale du mémoire de Johann Gottlob Lehmann (1719–1767), qui allait être traduit en français trois ans plus tard par le baron d’Holbach sous le titre d’Histoire naturelle de[s] couches de la Terre[18]. On retiendra toutefois qu’en ce qui concerne la classification du règne minéral, la Minéralogie ou Description générale des substances du Règne minéral[28] de Johann Gottschalk Wallerius (1709–1783) avait été publiée en français dès 1753, de même que la Lithogéognosie pyrotechnique de Johann Heinrich Pott. Enfin, Rouelle avait connaissance du contenu de l’Introduction à la Minéralogie de J.F. Henckel , imprimée en allemand en 1747, et dont la traduction française parut en 1756 [16]. Il cite en effet cet auteur à propos des pyrites (Fo 53 et 54].
En conclusion, il apparaît que l’enseignement géologique dispensé par Rouelle dans son cours privé de chimie a exercé une influence décisive pour convaincre la communauté scientifique française qu’il était important d’acquérir une connaissance approfondie de la structure de notre globe. Cette influence a été d’autant plus efficace que, parmi les auditeurs qui fréquentaient ses cours, on relève les noms d’un grand nombre de savants qui allaient rapidement prendre rang parmi les gloires de notre pays.
Remerciements
L’auteur adresse ses très vifs remerciements à MM. Michel Durand-Delga et Gabriel Gohau dont les observations avisées ont contribué à améliorer une première version de ce texte.
BourguetL.1729chez François L’HonoréAmsterdamI–XLIX+ 1–220 [cf. pp. 177–220]Buffon (Leclerc de)G.L.11749Imprimerie royaleParis65–612BurnetT.1690, 224 pR. Norton for W. KettilbyLondonCapP.-A.Biographie chimique. Rouelle (Guillaume-François)3II1842218–241R. Descartes, Les principes de la philosophie, escrits en latin [...] et traduits en français par un de ses amis. Chez Henri Le Gras, Paris, 1647, 1–487. Rééd. (4e éd) in C. Adam, P. Tannery (Eds.), Œuvres de Descartes, IX-2, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1989, pp. I–XX + 1–362N. Desmarest, Géographie physique. T. I. Notice de théories de la Terre, & des autres ouvrages qui ont trait à la Géographie-Physique, & dont les principes ont pu & peuvent concourir aux progrès de cette science, in : Encyclopédie méthodique, Agasse, Paris, An III (1794–1795), pp. 1–858 [cf. art. Rouelle, pp. 409–422].N. Desmarest, Géographie physique. Tome 2, Encyclopédie méthodique, Agasse, Paris, An XII (1803), pp. 1–895 [cf. art. Amas des coquilles fossiles, pp. 346–354]DorveauxP.Apothicaires membres de l’Académie royale des sciences. IX. Guillaume-François Rouelle181933169–186EhrartB.1724Lugduni BatavorumLeiden, Pays-BasEllenbergerF.1974209–221Grandjean de FouchyJ.-P.Éloge de M. Rouelle17701773137–149Guérard (fils)A.1825Chez L.G. MichaudParis94–99GuettardJ.-E.Mémoire sur quelques montagnes de la France qui ont été des volcans1752175627–59GuettardJ.-E.Mémoire sur les poudingues1753175763–96& 139–192HebenstreitI.E.1743, 384 pCaspar FritschLipsiaeHenckelJ.F.1756, pp. i–Ixxij, + 1–371Chez Guillaume CavelierParis[édition originale, 1747]de JussieuA.Examen des causes des impressions des plantes marquées sur certaines pierres des environs de Saint-Chaumont dans le Lionnois17181719287–297LehmannJ.-G.1759Chez Jean-Thomas HérissantParis[éd. originale, 1756]LemayP.Les cours de Guillaume-François Rouelle371231949434–442J. Monti, De Monumento Diluviano nuper in Agro Bononiensi detecto, Rossi & Socios Typ., Bononiæ, 1719, 452 + 12 pMoroA.-L.1740Appresso Stefano MontiVenezia451 pMyliusG.F.1718Anderer Theil. Friedrich GroschuffenLeipzig1–89PottJ.H.1753, pp. i–viii + 1–431 et 1–267(le second volume est intitulé : Continuation de la Lithogéognosie pyrotechnique, où l’on traite plus particulièrement de la connoissance des Terres & des Pierres, & de la maniere d’en faire l’examen) [éd. originale, 1746]RappaportR.G.-F. Rouelle: an eighteenth-century chimist and teacher6196068–101RappaportR.GillispieC.C.1975Charles Scribner’s sonsNew York562–564SartiC.1988 XIV + 189 pPitagora EditriceBolognaStracheyJ.A curious description of the strata observ’d in the coal-mines of Mendip in Somersetshire301720(for the years 1717, 1718, 1719) 968–973J.G. Wallerius, Minéralogie ou Description générale des substances du règne minéral (trad. française), Chez Durand et chez Pissot, Paris, 1753, 2 tomes pp. xlvij + pp. 1–589 & 1–268WhistonW.1696R. Roberts for Benj. TookeLondon1–388J. Woodward, An Essay toward a Natural History of the Earth: and Terrestrial Bodies, especially minerals: as also of the Sea, Rivers, and Springs. With an account of the universal Deluge, and the effects that it had upon the Earth, R. Wilkin, London, 1695, pp. I–XIV & 1–277
Guillaume-François Rouelle (1703–1770). Portrait gravé par L.-J. Cathelin d’après un tableau peint par V. Chevallier, et signature autographe (documents conservés aux archives de l'Académie des sciences, Paris).
Fig. 1. Guillaume-François Rouelle (1703–1770). Engraved portrait by L.-J. Cathelin after a painting by V. Chevallier and signature.