Avant-propos
Steven Jay Gould, né le 10 septembre 1941, est décédé à 60 ans à New York des suites d’un cancer du cerveau. Biologiste, historien des sciences et critique social, il était l’un des scientifiques les mieux connus du grand public international. Il restera comme le paléobiologiste le plus marquant du XXe siècle, au même titre que Darwin l’était pour le XIXe. Nombre d’hommages lui ont été rendus de par le monde après sa disparition et notamment en France où, les 23 et 24 janvier 2003, un colloque était consacré aux Trente années d’apports de Stephen Jay Gould à l’étude des mécanismes de l’Évolution dans la prestigieuse Grande galerie de l’Évolution du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Ce Colloque était organisé à l’initiative de l’Association paléontologique française (APF), avec le concours de l’Académie des sciences, du Collège de France, du Centre national de la recherche scientifique, de l’École pratique des hautes études en sciences sociales et de la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie. Ce volume thématique des Comptes Rendus Palevol reprend une partie des conférences présentées dans le cadre du colloque, mais intègre également des contributions inédites, tous les articles étant dédiés aux Chemins de l’Évolution, sur les pas de Steven Jay Gould.
Marcel Blanc amorce ce volume avec un Portrait de Steven Jay Gould, dévoilant différentes facettes de l’homme et du scientifique. Kevin Padian nous propose ensuite une analyse critique de l’ultime ouvrage de S.J. Gould, publié l’année de sa disparition, un copieux testament scientifique entièrement dédié à la Structure de la théorie de l’Évolution. Intéressé et concerné par des aspects bien différents de l’évolution de la vie, de l’influence des croyances religieuses sur la perception de cette évolution et par l’honnêteté même des paléobiologistes dans leurs démarches, Gould était un touche-à-tout curieux et brillant. Quelques auteurs évoquent ainsi des points particuliers de la pensée « gouldienne », tels Jean Gayon, qui évoque Gould biométricien, Michel Thireau et Jean-Christophe Doré, qui livrent par rapport à Gould leurs Regards croisés sur l’anatomie évolutive du cortex cérébral des primates, ou Françoise Debrenne qui, à l’instar de Gould, se passionne pour les Faux et usages de faux en paléontologie. La curiosité scientifique de Gould et sa capacité à mettre en relief des études ou des chercheurs mal connus s’exprime également dans l’article que Michèle et Françoise Debrenne consacrent au Dossier Vavilov, paléobiologiste russe original et mal connu repéré par Gould.
Cependant, ce qui fait la marque de Gould dans le grand public et dans la communauté des paléobiologistes, ce sont les idées phares qu’il a développées, seul ou en collaboration avec d’autres chercheurs.
Au premier rang de ces points remarquables de la pensée gouldienne se trouve la notion d’équilibres ponctués, élaborée en 1972 en association avec Niles Eldredge. Cette critique de l’adaptationnisme soulignait les contradictions du darwinisme et focalisait sur les « trous » dans les lignées que des changements lents et progressifs ne peuvent expliquer. L’évolution, selon Eldredge et Gould, fonctionnait plutôt par « équilibres ponctués », des épisodes de spéciation rapide, liés à des changements environnementaux, succédant à des périodes relativement stables. Cette notion rencontra un large succès parmi les biologistes et les paléobiologistes, flirtant parfois avec la pensée unique chez certains spécialistes, ce qui était en porte-à-faux avec l’ouverture d’esprit de Gould. Simon Tillier revisite cette approche Du microcosme évolutif à la théorie générale, point de rencontre entre Les escargots, Steve Gould et l’évolution.
Une autre vision gouldienne de l’évolution trouva en France un écho favorable. Il s’agit des relations ontogenèse/phylogenèse, revisitées par Gould en 1977, après les travaux fondateurs de De Beer. Les hétérochronies, ces variations de vitesse ou de durée du développement, ont surtout rencontré en France un grand succès dans « l’école dijonnaise », tout en restant plus ou moins boudées par ailleurs. Plusieurs paléontologues issus de cette école ou influencés par elle présentent ici différents exemples d’étude utilisant la notion d’hétérochronies ou tout au moins intégrant les relations ontogenèse/phylogenèse. Ainsi, Philippe Courville et Catherine Crônier présentent Les hétérochronies du développement comme un outil pour l’approche de la variabilité et des relations phylétiques, en s’appuyant sur l’exemple de Nigericeras, Ammonitina du Crétacé supérieur africain. Toujours en restant dans le monde des mollusques, Didier Merle et Roland Houart montrent que Les modifications de l’ontogenèse des cordons spiraux sont les clés d’innovation des types de sculpture chez les gastropodes Muricidae, tandis que Blaise Videt et Didier Néraudeau abordent les problèmes de Variabilité et hétérochronies chez l’huître Rhynchostreon suborbiculatum du Cénomanien et du Turonien des Charentes. Le même type d’approches des processus de l’évolution est ensuite illustré chez d’autres groupes que les mollusques, notamment chez des arthropodes, des échinodermes et des protistes. Ainsi, Catherine Crônier et Philippe Courville analysent les Variations du rythme du développement chez les trilobites Phacopidae néodévoniens. Éric François, Didier Marchand et Bruno David focalisent sur les Fluctuations morphologiques et hétérochronies chez Toxaster, échinides du Crétacé inférieur. Enfin, Delphine Desmares, Danièle Grosheny et Bernard Beaudoin illustrent des Hétérochronies du développement sensu Gould chez les foraminifères planctoniques cénomaniens avec des exemples de néoténie dans le bassin du Western Interior américain.
Tous ces exemples précis de relations ontogenèse/phylogenèse participent à la vaste réflexion que développait Gould autour des processus de l’évolution. C’est dans cet esprit de réflexion plus ou moins polémique que Pascal Neige engage Le débat macroévolutif et que Jean Chaline renoue avec l’opposition Continu versus discontinu, linéaire versus non linéaire dans l’évolution des espèces. Plus concrètement, dans le cadre de l’opposition ponctualisme/gradualisme, Monique Vianey-Liaud et Jacques Michaux retracent l’Évolution « graduelle » à l’échelle géologique chez les rongeurs fossiles du Cénozoïque. Toujours dans un esprit synthétique, les chemins de l’Évolution sont ensuite abordés, d’une part, à la croisée interdisciplinaire de la paléontologie et de la phylogénie moléculaire, d’autre part, de la paléontologie et de l’embryologie. À ce titre, Jean-Louis Hartenberger aborde La radiation des Mammifères en confrontant paléontologie, molécules et phylogénie, tandis que Thomas Saucède, Rich Mooi et Bruno David utilisent une Synthèse embryologie–paléontologie pour déterminer l’origine de l’axe antéro-postérieur chez les oursins.
Le dernier thème cher à Steven Jay Gould, qui a fasciné les paléontologues français, notamment suite à la parution de La vie est belle, publié en France en 1991, est l’origine de la vie et plus particulièrement l’origine des métazoaires au Précambrien, puis leur explosion de diversité au Cambrien. Ainsi, Frances Westall évoque les premières traces de vie unicellulaire dans un texte sur Steven Jay Gould, les bactéries et l’évolution. Bernard Teyssèdre rappelle la difficulté des interprétations systématiques et phylogénétiques de ces premiers « terriens » avec Trois classes de fossiles pour une seule espèce : Chuaria, Tawuia, Longfengshania. Un regard sur la vie cachée du Précambrien. Dans le même ordre d’idée, Bertrand Lefèvre aborde le cas complexe des premiers échinodermes autour de Gould, les mitrates et les monstres. Enfin, Philippe Janvier fait le point sur Les caractères de vertébrés et les vertébrés du Cambrien.